vendredi 14 mars 2008

UN DIDEROT MAURICIEN VIT À LA TUQUE


Quand je patauge dans l’incertitude historique, que je m'embourbe dans mes documents, la meilleure chose à faire consiste à passer un coup de fil à La Tuque et à m'adresser à un certain Hervé Tremblay.
L’échange téléphonique doit cependant se dérouler le matin car, l’après-midi, le docte Hervé sort de son home, situé à l'extrémité sud d'une rue qui se termine tout au pied de la montagne, à quelques mètres de la voie ferrée du Canadien National, et se rend dans un restaurant du centre-ville, où il tient cénacle. L'historien reçoit en consultation, accorde des audiences, en même temps qu’il s’occupe à enrichir ses connaissances à même les ressources du milieu.
Sous son chef de patriarche, cet illustre Latuquois a entreposé une impressionnante somme de données sur la Mauricie, un savoir qui a atteint des proportions tout à fait encyclopédiques.

Ainsi, l’autre jour, quand je lui ai parlé de cette « Syrienne » rencontrée à quelques reprises par l'oblat Guinard à Sanmaur, il m'a donné toute une causerie sur Annie Midlige. Ce diable d’homme connaissait déjà cette vendeuse itinérante d’origine libanaise, prit-il le soin de me préciser, qui avait eu en effet, avec des membres de sa famille, des « magasins » à Sanmaur et à Parent, entre autres. Hervé me confiait qu’elle avait même encore de la parenté dans cette dernière localité.
Par la suite, j’ai lu dans l’un des ouvrages de Claude Gélinas qu’Annie Midlige avait également établi des points d’échanges le long de la Gatineau pour y recevoir les trappeurs, se trouvant ainsi à entrer en concurrence avec la Hudson Bay Company, un peu comme Henry Skeene, qui opérait un magasin à La Loutre.
C'est sans doute elle ou sa fille qui tenait le « Jew store » où, le lendemain de son arrivée à Sanmaur, Jerry McCarthy ira « s’habiller » avant d’entreprendre sa longue marche de trois jours dans la neige vers La Loutre. Juive pour l’Irlandais McCarthy, Syrienne pour l’oblat Guinard… Ben difficile d'identifier les origines de l'étranger à cette époque...
Au Québec, jusqu'à ce que l'automobile devienne plus accessible aux jeunes gens et fasse ainsi éclater les frontières des bourgades campagnardes, après la Seconde Guerre mondiale, l'étranger, c'était le gars du village voisin qui s’aventurait à venir reluquer les filles de « ton » patelin !
Dans cette ville terminus que fut La Tuque jusqu’au milieu des années 1960, et que le voyageur en route vers le Lac-Saint-Jean pourra bientôt presque éviter en empruntant une voie de contournement, la préservation du patrimoine architectural ne me semble guère une vertu qu’on pratique. À chaque fois que j’y retourne, il me semble que le cœur de la ville s'est quelque peu ratatiné et que des sbires du sinistre George Bush y ont ajouté de nouvelles succursales de cochoncetés amerloques. Il ne manquerait plus que Oualle-Merde s'y installe à son tour.
Heureusement, Hervé Tremblay, ce Denis Diderot des Haut mauriciens, engrange l’histoire sous toutes ses facettes, toutes ses formes, et la distille en capsules et en causeries. Aussi, pour en apprendre sur la moindre éphéméride qui a pu marquer la Moyenne et la Haute-Mauricie, c’est à lui qu’il faut s’adresser. Le « hic », c’est que ce saudit payen ne veut absolument pas se convertir à la cybernétique et refuse l’ascension dans le cyberespace. Mais il répond au téléphone, c’est toujours ça de pris. Il n'a pas fini de m'enrichir!
Voici une photo de l’honorable (pas du tout au sens parlementaire du terme, loin de là) Hervé, au beau milieu du pont suspendu au-dessus de la Saint-Maurice, à la hauteur de La Tuque, le premier de ce type construit en Amérique du Nord, soutient-il, pointant le nord-est pour indiquer à Micheline Raîche-Roy, l’auteure du cliché, où se trouvait naguère un cimetière amérindien.




Je reviendrai sur ce pont suspendu, vénérable centenaire, car
il fut l'un des premiers lieux de cette ville qui nous attira, mon frère Robert et moi, lorsque nous sommes descendus de Sanmaur, en octobre 1953, et que Maizy, ma mère, eut ordonné à Memile, mon père, de nous greyer de bicycles à ... deux roues. En plus d’être pendant longtemps le seul moyen de traverser la Saint-Maurice en voiture, il a servi à supporter l’immense conduite d’eau en provenance du lac Parker qui, si je ne m'abuse, alimentait en eau potable les installations de la Brown. L'ouvrage est toujours là, à quelques centaines de mètres en amont du barrage d’Hydro-Québec, devenu, je crois, la propriété de la municipalité.
NOTES
Micheline m’a aussi refilé cette photo ancienne de ses géniteurs, Hervé Raîche et Simone Bergeron, prise à l’hiver 1933-1934, un peu avant leur mariage. Sur le précieux document figurent, en arrière-plan, les installations de la Brown sur la Saint-Maurice, en amont de l’usine, la gappe, là où s’accumulaient les billots venus des Hauts avant d'être entassés en piles.

Micheline, qui a des trésors dans ses archives de famille – l’une de ses tantes, Éliane Bergeron, fut la secrétaire du gargantuesque curé-fondateur de La Tuque, Eugène Corbeil – a reçu ce montage diantrement intéressant, œuvre de l'artiste infographique Gaston Gravel, qui nous ramène au pont suspendu de la Brown.




Cette dame Midlige, signale Claude Gélinas, a fait l’objet d’un article dans l’historique magazine de la Baie d’Hudson, le BEAVER. Je reviendrai à ce texte.
Son commerce de Sanmaur a dû être situé tout près de l’embouchure de la rivière Manouane, à cet endroit que les commis de la Hudson Bay appelaient «Manouane Crossing», où semble avoir été érigée la première gare ferroviaire. Quand nous vivions à Sanmaur, il me semble qu’il y avait un magasin juste avant la descente vers le pont flottant et le traversier de la Manouane. C'était peut-être l'établissement de cette veuve libanaise.
La Manouane, c’était tout juste passé l’école et la grotte, au bas d’une petite pente. Aujourd’hui, cette géographie me paraît ridiculement réduite.
La gappe, francisation à la québécoise du terme anglais. Les glossaires ne semblent pas l'avoir recueilli . La Ville de Gatineau a eu la bonne idée de donner ce nom à un boulevard dans les années 1990. C'est ainsi que le Mauricien exilé que je suis peut dire qu'il a travaillé pendant quelques années à la gappe...